Streaming musical : Pourquoi le modèle user-centric change la donne pour la musique indépendante

6 juin 2025

Pour comprendre les enjeux du modèle user-centric, il faut regarder comment l’argent circule aujourd’hui sur des plateformes comme Spotify, Deezer ou Apple Music. À l’heure actuelle, la presque totalité des géants du streaming appliquent le modèle "pro-rata". Kesako ? Le montant total des abonnements collectés est versé dans un pot commun, puis réparti au prorata du nombre total d’écoutes. Résultat : les artistes aux millions d’écoutes s’arrogent la part du lion, tandis que la majorité, moins exposée, perçoit des miettes.

  • En 2022, d’après le rapport SNEP, 10 % des titres génèrent 99 % des écoutes sur Spotify France.
  • Le Guardian (2021) rapportait que sur Spotify en 2020, 43 000 artistes seulement sur plus de 8 millions ont généré plus de 10 000$ de revenus annuels grâce au streaming.
  • Effet de concentration : Plus votre genre musical est populaire, plus votre part du gâteau grimpe, au détriment des niches.

Le système pro-rata a donc tendance à renforcer la domination des têtes d’affiches et fausse la diversité de l’offre musicale, un problème particulièrement aigu pour les indépendants qui construisent la richesse culturelle des territoires.

À l’opposé, le user-centric (ou « en fonction de l’utilisateur ») propose une règle radicalement différente : chaque abonné finance uniquement les artistes qu’il écoute effectivement, et non la machine globale. Concrètement, si vous passez vos journées à écouter des groupes indé de votre ville, c’est eux, et eux seuls, qui toucheront une partie de votre abonnement.

  • Un euro d’abonnement = un euro redistribué à vos artistes écoutés.
  • Terminé le siphonnage des fonds « périphériques » par les quelques mastodontes mondiaux.
  • Impact immédiat : la rémunération des artistes se rééquilibre au profit de la diversité musicale.

Cette approche a été expérimentée par Deezer dès 2019 en France et suscite de plus en plus d’attention, y compris de la part des pouvoirs publics (Mission parlementaire CNM 2021).

1. Une rémunération enfin en phase avec le comportement réel des auditeurs

Le modèle user-centric récompense directement les artistes que les abonnés choisissent d’écouter. On sort de la logique « winner takes all » qui invisibilise l’apport des millions de fans des scènes alternatives, locales, ou des esthétiques de niche.

  • Dans les études menées par le Centre National de la Musique et par Deezer (Le Monde, 2021), ce modèle aurait permis jusqu’à 30 % d’augmentation de revenus pour certains artistes indépendants ou de genres minoritaires.
  • Pour des labels spécialisés ou des collectifs locaux, l’impact se mesure aussi en capacité à fidéliser un public engagé. Le militantisme des auditeurs ne profite plus à la pop internationale mais bien à ceux qu'ils soutiennent activement.

2. Un écosystème plus sain : moins de fraude, moins de bots

Le pro-rata incite certains acteurs sans scrupules à gonfler artificiellement les streams via des fermes à clics ou des bots. Pourquoi ? Gagner des parts de marché dans le « pot commun » rapporte gros, même avec des auditeurs inexistants.

  • Sous user-centric, aucun intérêt à générer de fausses écoutes massives : seuls les vrais abonnés rapportent.
  • Les analyses menées en Finlande (Teosto, 2020) et par la SACEM pointent un effet assainissant, notamment pour les répertoires non prédominants.

3. Une meilleure reconnaissance pour la diversité musicale

Les genres peu médiatisés — jazz, musiques du monde, post-rock, électro indépendante — se retrouvent écrasés dans le modèle pro-rata, quand bien même ils fédèrent des communautés de passionnés pourtant prêtes à soutenir leurs artistes.

  • Le user-centric réduit la sur-rémunération des formats ultra-mainstream et favorise une verticale plus large de styles et de répertoires.
  • C’est un moteur pour l’innovation et pour la survie d’écosystèmes alternatifs souvent menacés de marginalisation.

4. Renforcer le lien entre auditeurs et artistes

L’idée que votre abonnement sert uniquement à rémunérer les artistes que vous écoutez renforce ce sentiment d’utilité directe, presque « militante ». Les indépendants bénéficient ainsi d’une légitimité nouvelle dans l’expérience de l’écoute.

  • À l’heure où l’engagement est un critère clé pour fidéliser des communautés, ce modèle encourage des dynamiques de soutien actives (campagnes pour streamer local, playlists communautaires, etc.).
  • Cela répond à la demande croissante de traçabilité et de sens de la part des auditeurs.

Si le modèle user-centric accumule les promesses, il fait aussi face à plusieurs objections qu’il serait malhonnête d’ignorer.

  • Complexité technique : Les plateformes évoquent la lourdeur des adaptations nécessaires. Pourtant Deezer l’a déjà implémenté sur une partie de ses abonnés français.
  • Effet économique modéré : Certains rapports (CNM, 2021) estiment que l’impact sur les revenus n’est pas « révolutionnaire » dès la première année, mais constitue un changement structurel bienvenu sur la durée.
  • Risques pour les artistes occasionnels : Les musiciens jouant le rôle « d’accompagnement » (ex : musiques de fond, playlists mood) pourraient voir leurs revenus baisser, leurs écoutes n’étant pas forcément issues d’actes de sélection conscients.
  • Transition en douceur : L’adaptation du modèle nécessite l’implication des majors et des organismes de gestion collective, ce qui génère des blocages institutionnels.

Mais ces freins sont contrebalancés par un soutien croissant. Par exemple, la SACEM, le MIDEM ou la SPPF ont plaidé une mise à l’essai du modèle, tandis que plusieurs pays européens explorent des expérimentations (Finlande, Allemagne, Suisse). Signalons également la déclaration du ministère de la Culture français encourageant « toute initiative œuvrant à une meilleure juste répartition » (janvier 2024).

Le streaming musical en Europe devrait générer près de 7,5 milliards d’euros en 2024 selon l’IFPI (IFPI). Devant cette manne, la question de qui touche quoi n’est plus accessoire mais cruciale, surtout quand on sait que, selon l’ADAMI, plus de 80 % des artistes perçoivent moins de 1000 € par an du streaming en France.

Le modèle user-centric offre, certes, une redistribution plus équitable de ces flux, et, surtout, il agit comme un catalyseur pour les répertoires indépendants. Sa mise en place à grande échelle dépendra en partie de la pression des artistes, des collectifs, des labels, mais aussi de l’appétit du public pour des alternatives plus transparentes. À l’heure où le mainstream homogénéise l’offre audible, défendre ce modèle, c’est soutenir une musique locale, créative, foisonnante — bref, celle qui incarne l’avenir de la scène indépendante.

Pour aller plus loin :