L’alchimie sonore d’Hassan K : voyage initiatique et subversion électro-iranienne avec ‘Isteghna’

1 juin 2025

Mettre un visage et une histoire derrière le nom Hassan K, c’est déjà entrer dans une faille spatio-temporelle. Né à Téhéran, arrivé à Strasbourg en 2005 pour fuir la censure étouffante imposée aux créateurs en Iran, Hassan K (de son vrai nom Kiarash Khosravi) s’inscrit à contre-emploi de l’exil classique : il ne coupe pas ses racines, il les amplifie, les plie, les sample et les fait dialoguer avec la scène alternative européenne. Musicien touche-à-tout (compositeur, multi-instrumentiste, ingénieur du son, graphiste), il devient vite l’un des activistes les plus singuliers de la scène Grand Est.

Son parcours commence d’abord dans la scène rock underground iranienne (avec notamment 127, un des rares groupes iraniens à franchir la censure pour jouer à l’étranger). Puis, une fois installé en France, il s’implique dans d’innombrables collaborations (Mombu, Ultra Zook, La Colonie de Vacances, Mahmoud Darwish) et lance un projet solo inclassable : Hassan K. À la manœuvre depuis une chambre de Strasbourg, il développe une musique métisse, nous plongeant dans un univers où guitare électrique, beats électroniques, saz, chants traditionnels et nappes saturées se croisent, s’affrontent, fusionnent.

Sorti en juin 2022 chez October Tone Records, label strasbourgeois qui ne craint pas l’éclectisme, l’album Isteghna (“l’indépendance intérieure”, “l’autosuffisance” en perse) s’impose par son énergie mutante et son refus de toute catégorie. C’est le genre de disque qui réclame de le prendre à bras-le-corps, tant il joue avec le chaos, l’humour, la poésie absurde et la puissance du collage sonore.

Un disque-résistance : survivre, réinventer et saboter les frontières musicales

  • Forme et fond explosés : Pas de format radio, ni de linéarité. ‘Isteghna’ aligne les gifs, boucle les motifs, rompt sans sommation pour mieux relancer l’écoute. L’album alterne pistes explosives ('Tchitch Pouring Down', 1’44) et morceaux-labyrinthe (‘Isteghna’, plus de 9 minutes), déjouant nos habitudes d’auditeur.
  • Un patchwork d’influences : On y retrouve : des rythmiques empruntées au bandari (musique du Sud de l’Iran, rarement explorée dans les musiques actuelles), des clins d’œil à la scène rave anglaise, des textures 8-bit façon jeux vidéo (‘Bit Of Fun’), de la dub, des échos zornien et des guitares saturées héritées du math-rock. Il cite volontiers la scène punk anglo-saxonne, la musique gnawa, ou encore les rituels soufis comme sources d’inspiration (France Musique).
  • Instrumentation DIY : Hassan K programme ses synthés sur PureData, sample ses propres improvisations, détourne des instruments électroniques bas de gamme et construit ses guitares fretless. Il s’enregistre, mixe et masterise tout lui-même, radicalisant la démarche indépendante jusqu’au bout.

Loin de chercher la “fusion world” fadasse, Hassan K questionne tout : qu’est-ce qu’être iranien-européen au XXIe siècle ? Comment réinventer la musique populaire dans un monde balisé par les algorithmes et les formats ? ‘Isteghna’ ne plaque pas des samples d’ailleurs sur une base occidentale : il reconstruit le “chemin de l’est” à travers le son, la folie douce et la distorsion.

Pourquoi ce disque est politique sans être un manifeste ennuyeux ?

  • Le titre lui-même, 'Isteghna', renvoie à une notion soufie de détachement et de quête intérieure : s’émanciper des contingences du monde tout en refusant l’apathie.
  • Hassan K détourne la censure (qui l’a poussé à l’exil) par l’absurde, l’irruptif et la dérision : des extraits de voix, des slogans déformés, des boucles de chants populaires saturées, tout devient matière à subversion musicale. “Une façon de remettre de la politique là où on ne l’attend pas : dans la brèche du dancefloor indé ou dans la douceur psyché.” (Section26)
  • L’album insiste sur le droit à la complexité, à l’ambiguïté, dans une ère de binarité culturelle et de dogmatisme croissant.

Faire vivre le disque en dehors du disque

Faire de la musique indépendante, pour Hassan K, ce n’est pas juste s’affranchir des majors : c’est bricoler, expérimenter, investir chaque étape du processus, jusqu’à la scène. Son live est un laboratoire visuel et sonore, où le VJing flirte avec l’humour absurde, où chaque morceau devient une expérience collective, immersive, imprévisible. D’ailleurs, le projet ne se borne pas à la musique : on le retrouve dans des résidences, des ciné-concerts démontrant la porosité du projet avec le cinéma expérimental, ou encore des conférences sur l’autonomie dans la production musicale.

  • Le live d’Hassan K : Entre le one-man-orchestra ultra connecté et le cabaret punk, ses concerts brassent guitares trafiquées, boîtes à rythmes granuleuses et projections vidéo glitchées. Sa présence a marqué le Fuse Festival (Nancy, 2022), le Festival Musica, ou encore des festivals en Pologne, au Portugal et jusqu’en Turquie (source : October Tone / réseaux sociaux Hassan K).
  • Le visuel : Les visuels de scène et de ses pochettes sont tous faits mains (graphisme autant que vidéo), poussant jusqu’au bout la démarche DIY.

L’auto-production est aussi une nécessité financière : en 2022, les ventes de ses vinyles et son merchandising limité chez October Tone représentent la plus grosse source de revenus du projet, là où les plateformes de streaming (Spotify, Deezer, etc.) ne rapportent que quelques dizaines d’euros par sortie complète. Une réalité que de nombreux indés de la région connaissent trop bien, et qui souligne la fragilité mais aussi la résilience de cette scène.

October Tone s’impose depuis une dizaine d’années comme l’un des labels majeurs de la sphère indé Grand Est. Leur catalogue n’a pas peur d’aligner kraut, folk, pop, electronica et ovnis inclassables, de Christine Ott à We Are Match en passant par Hassan K. Ce qui lie ‘Isteghna’ à October Tone, ce n’est pas qu’une histoire de style : c’est un manifeste partagé sur l’indépendance, le refus du compromis et un espace ouvert à l’hybridation.

  • Le label s'investit dans des festivals DIY, des éditions limitées, un financement participatif (leur campagne Ulule 2020 a permis d'assurer la sortie de 7 disques atypiques la même année).
  • Avec Hassan K, October Tone gonfle sa dimension internationale et positionne Strasbourg comme un laboratoire ouvert, capable de séduire jusqu’au public berlinois ou londonien amateur de sons aventureux.
  • En 2022-2023, 'Isteghna' figure dans plusieurs playlists de France Inter et Radio Nova — signe d’un accueil bienveillant de la scène indé française. Il rejoint aussi le top Bandcamp France pour son “radicalisme joyeux” (Bandcamp).
  • L’album s’exporte : si la majorité des vinyles sont vendus en France, la version cassette limitée, tirée à 70 exemplaires chez le label portugais Cafetra Records, s’est retrouvée sold out en 3 semaines (source : Cafetra Records).
  • Hassan K s’inscrit dans une lignée de musiciens iraniens exilés (comme Rana Farhan, Ata Ebtekar), mais se singularise par sa démarche beaucoup plus punk et expérimentale.
  • En plus de ses concerts, le projet se prolonge dans des conférences : il co-anime plusieurs tables rondes sur la scène indé iranienne au Musée du Quai Branly (Paris, 2023), montrant la reconnaissance grandissante pour ces hybrides musicaux hors-norme (programme public Quai Branly).

Hassan K avec ‘Isteghna’ ne se contente pas de jouer la carte de l’exotisme ou du patchwork global : il bâtit un pont sonore entre un passé éclaté et un futur à réinventer, tout en restant fidèle aux do-it-yourselfers et rêveurs de la scène Grand Est. Pour la scène indépendante régionale comme pour tout amateur de sons libres, c’est une invitation directe à sortir de sa zone de confort. ‘Isteghna’ ne délivre pas de morale, mais une énergie de résistance, de dérision et d’expérimentation collective.

  • “Nous sommes tous des Hassan K potentiels, si on ose bricoler nos histoires et nos sonorités par-delà les frontières.”
  • Avant de ranger l’album dans votre médiathèque, essayez de voir Hassan K sur scène : la liberté s’y vit à 220V, bien loin des playlists labellisées ‘alternatif’.