Quand Claire Faravarjoo réinvente Francis Cabrel : l’art de la reprise sensible et singulière

24 mai 2025

Dans le grand répertoire de la chanson française, certains titres s’érigent en monuments intouchables. 'Je t’aimais, je t’aime, je t’aimerai', signé Francis Cabrel en 1994, entrouvre la porte des souvenirs intimes de générations entières. Reprendre une telle œuvre exige plus que du culot : il faut une vision, un ancrage, l’audace de risquer la comparaison.

Claire Faravarjoo, autrice-compositrice-interprète installée à Strasbourg, a ce talent pour réinterpréter le familier sans le trahir. Sa relecture, sortie en février 2024 sur l’EP « L’amour est une étoile » (source : Nova Mag), n’est pas qu’un hommage : c’est une déclaration d’indépendance musicale. Mais qu’est-ce qui fait qu’ici, la reprise devient expérience ?

Francis Cabrel, c’est la folk, les harmonies organiques, la voix posée, le frottement des cordes. Claire Faravarjoo, elle, s’entoure de synthés, d’une rythmique digitale délicate, d’arrangements minimalistes inspirés par la French pop indépendante mais aussi le courant nu-disco. Sa version, bien plus courte (moins de trois minutes face aux plus de quatre pour l’original), condense l’essentiel de la chanson pour en garder l’âme tout en lui donnant une allure urbaine, planante, presque cinématographique.

Quelques éléments notables de sa production :

  • Un tempo légèrement ralenti, plus alangui que l’original
  • Des synthétiseurs enveloppants à la place des guitares acoustiques
  • Un mixage dans lequel la voix, très en avant, ressemble à un chuchotement tendre, presque susurré à l’oreille
  • Une production signée par elle-même, tournée vers l’intimité plutôt que l’emphase

À l’écoute, difficile de ne pas penser au travail d’artistes comme Fishbach ou Cléa Vincent, deux voix féminines françaises qui ont su mêler storytelling et modernité électro pour façonner leurs identités sonores. Mais Claire Faravarjoo n’imite pas : elle incarne, assumant un parti-pris minimal, en cohérence avec sa discographie (notamment sur l’album 'Nightclub' sorti en 2019, source : France Bleu).

L’une des signatures de Claire Faravarjoo, c’est ce chant à la frontière du parlé-chanté, doux, presque secret. À rebours des envolées lyriques de Cabrel, elle choisit la retenue, une forme de dépouillement. Ce contraste rend le texte, déjà universellement émouvant, encore plus personnel.

Cette approche s’inscrit dans une tradition actuelle de la chanson indé française, où l’on préfère l’authenticité brute à la démonstration vocale. Elle fait de la fragilité une force, renforçant l’accès direct à l’émotion. Le phrasé de Claire, limpide, met en relief chaque mot du refrain, l’un des plus repris et aimés du répertoire francophone (la chanson dépasse les 60 millions d’écoutes cumulées sur plateformes selon SNEP).

Plus qu’un simple changement de production, Claire Faravarjoo décale la chanson du récit d’une vie (la version Cabrel, marquée par le temps qui passe et l’amour persistant) à une déclaration sensible, jeune, universelle. Sa lecture gomme la nostalgie de la version originale et préfère une émotion immédiate, indépendante des époques.

Ce choix est d’autant plus marquant que l’artiste elle-même explique : « Les chansons qui nous accompagnent sont celles qu’on n’oublie jamais… Pour moi, reprendre Cabrel, c’est faire honneur au patrimoine tout en me l’appropriant, en assumant ce que mes influences électroniques peuvent raconter d’un texte si incarné. »(source : entretien sur France Info - La Nouvelle Scène)

L’exercice est périlleux, mais il permet de constater : un standard, bien revisité, devient fédérateur, voire transgénérationnel. Dans ses concerts, cette reprise est régulièrement plébiscitée par un public allant des vingtenaires fans de pop à des auditeurs plus attachés à la chanson classique.

Claire Faravarjoo n’a pas signé avec une major pour cet EP. Elle le diffuse avec son propre label structuré et l’appui de réseaux locaux comme La Laiterie à Strasbourg et Strasbourg Music Week, tout en jouant le jeu du digital grâce à des playlists indé sur Spotify ou Deezer (la chanson intègre la playlist française 'Indie Pop Stars' dès la semaine de sa sortie, source : Spotify).

Quelques chiffres à connaître sur la portée de cette reprise :

  • Plus de 250 000 streams sur Spotify en trois semaines, un pic pour une artiste du Grand Est en autoproduction (source : Spotify for Artists, avril 2024).
  • Diffusion remarquée sur Nova, FIP et France Inter, qui intègre la chanson à sa programmation nocturne en mars 2024.
  • Un relais conséquent en local : la vidéo live accumule plus de 15 000 vues sur la page Facebook de la Laiterie en moins d’un mois.

Au-delà du simple hommage, on observe ici tout ce que le secteur indé sait faire : réappropriation du patrimoine, ancrage local, circulation rapide sur les réseaux, fidélisation d’un public exigeant, et absence totale de formatage radio.

Il n’est pas rare, sur la scène indé du Grand Est et ailleurs, de voir des artistes oser la reprise. Mais pour Claire Faravarjoo, il s’agit de bien plus qu’un exercice stylé : c’est un outil de dialogue, d’affirmation, entre générations, entre styles. À l’instar d’Emilie Simon reprenant Brassens ou de Pomme réinterprétant Barbara, il y a cette volonté de montrer que la jeune création n’a rien à renier de ses racines françaises.

Quelques repères sur la pratique des reprises dans la pop française indépendante :

  • En 2023, plus de 12 % des titres présents dans les playlists « Nouvelles Scènes » de Spotify France sont des reprises récentes du répertoire francophone classique (source : Spotify Playlist Report).
  • Pour beaucoup de jeunes labels, la stratégie de la reprise permet de toucher un public au-delà de sa fanbase, tout en dévoilant son univers. Un effet appelé « pont générationnel » par les acteurs du secteur (source : SCPP – Rapport 2023).
  • Selon une étude du Bureau Export publiée à l’été 2023, 60% des reprises francophones les plus streams en 2022 provenaient d’artistes hors majors.

Sur cette toile de fond, Faravarjoo s’inscrit dans une double dynamique : défendre l’hybridation musicale (pop + électronique + patrimoine) et prouver que la scène du Grand Est peut rayonner hors de sa géographie quand elle s’attaque à des monuments.

À l’heure où l’homogénéité des hits mainstream se fait de plus en plus sentir, les marges innovent. Valoriser le répertoire ancien à travers des voix d’aujourd’hui, c’est rappeler que la chanson française n’est vivante que tant qu’elle se réinvente.

La démarche de Claire Faravarjoo témoigne de cette santé créative du Grand Est : une région qui cultive une indépendance farouche, qui joue collectif (souvenons-nous de l’association Scènes du Grand Est, la création du réseau OctopUs, etc.), et qui attire les projecteurs sur un vivier incontournable d’artistes.

Sa version de 'Je t’aimais, je t’aime, je t’aimerai', sans sacrifier à la dévotion, épouse donc l’époque : elle simplifie, elle rapproche, elle partage, tout en démontrant qu’avec peu de moyens, mais beaucoup de personnalité, une reprise peut aussi devenir un instant de grâce collectif.

La revisite de Claire Faravarjoo n’est pas uniquement une variation sur un thème connu : elle dessine à elle seule l’avenir possible de la chanson française indépendante, entre fidélité et audace, territoire et ouverture, intimité et universalité.