Apple, streaming musical et antitrust : Que cherche vraiment Bruxelles ?

29 mai 2025

Le marché du streaming musical est dominé par une poignée d’acteurs mondiaux. Sur les plateformes, le combat pour la visibilité et la rétribution équitable des artistes s’est doublé d’un nouvel enjeu : l’équité d’accès aux utilisateurs. Ces dernières années, la Commission européenne a intensifié son action contre les pratiques anticoncurrentielles des acteurs de la tech, et, dans le viseur, Apple.

L’enquête ouverte contre Apple n’est pas née d’un simple soupçon. Depuis 2019, diverses plaintes et pressions d’entreprises comme Spotify, Deezer ou Rakuten ont poussé la Commission à s’intéresser de près aux pratiques d’Apple, notamment autour de son App Store (source : Commission européenne).

Entrons dans le vif du sujet. Bruxelles soupçonne Apple d’exploiter sa position ultradominante pour favoriser son propre service Apple Music au détriment de ses rivaux. Voici les principaux points d’achoppement :

  • La commission de 30 % sur l’App Store : Apple prélève une commission sur chaque abonnement souscrit via son App Store. Cela oblige nombre d’acteurs comme Spotify à augmenter leurs tarifs sur iOS ou à refuser tout nouvel abonnement via l’application, sous peine de sabrer leur marge.
  • Restrictions sur la communication : Apple empêche, ou limitait jusqu’à récemment, les plateformes concurrentes de promouvoir directement des offres moins chères hors App Store ou de rediriger les utilisateurs vers leurs propres sites.
  • Privilégier Apple Music : Par sa politique d’intégration et ses choix d’expérience utilisateur, Apple pourrait orienter les utilisateurs vers Apple Music, défavorisant la concurrence.

Ce cocktail de mesures pose la question : Apple joue-t-il avec les mêmes règles que ses concurrents ?

C’est Spotify qui a véritablement allumé la mèche en mars 2019. Le CEO Daniel Ek dénonçait alors une situation inéquitable : “Apple agit à la fois comme joueur et arbitre”. Concrètement, sur un abonnement Premium à 9,99 €, Apple empoche 3 €, soit 30 %.

Spotify a cessé d’accepter de nouveaux abonnements in-app dès 2016 pour éviter ces commissions. Résultat : son nombre d’abonnés iOS a stagné. D’après le cabinet Midia Research, en 2023, Spotify a enregistré plus de 551 millions d’utilisateurs actifs dans le monde, mais sa croissance sur iOS reste plus faible que celle d’Apple Music dans ce canal, en partie à cause de ses difficultés à convertir directement depuis l’application (Midia Research).

Le streaming musical, c’est aujourd’hui 67 % des revenus mondiaux de la musique enregistrée (IFPI, 2023). La France, elle, a franchi le cap du milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel dans le secteur, avec près de 73 % du marché capté par le streaming. Sur ce gâteau, Apple Music détient environ 15 % de parts de marché mondial, derrière Spotify (31 %) et YouTube Music (8 %) (Statista, 2023).

Ce marché, à la croissance insolente depuis 2015, cristallise des questions cruciales :

  • Comment les plateformes traitent-elles les artistes et leurs catalogues ?
  • Le modèle freemium (gratuit avec pubs) vs abonnement payant accentue-t-il ou réduit-il les inégalités ?
  • Faut-il laisser les plateformes imposer leurs propres règles ou garantir un accès et une concurrence équitables ?

La spécificité d’Apple est son modèle fermé. L’App Store est le point de passage obligé pour installer toute application sur un iPhone ou un iPad. Or, ce magasin n’est pas neutre : Apple impose aux éditeurs de verser une commission de 15 à 30 % sur chaque paiement réalisé via son système (Apple Newsroom).

Pour les petits labels ou applications indépendantes, c’est un vrai frein. Cela explique la difficulté à proposer des abonnements moins chers sur iOS que sur Android ou via le web. Certes, Apple a lancé en 2021 le “Small Business Program”, qui réduit la commission à 15 % pour les revenus inférieurs à 1M$ par an. Mais ce seuil exclut de facto une bonne partie des éditeurs majeurs de streaming.

La Commission européenne, organe de régulation le plus strict sur la Tech avec l’Autorité de la concurrence américaine (FTC), a bâti une solide jurisprudence pour contrôler les abus de position dominante (cf. Google Shopping, Microsoft, Amazon). Dans un communiqué de février 2024, la Vice-présidente Margrethe Vestager soulignait : “L’Europe doit être un terrain de jeu ouvert et équitable pour tous”.

Apple a déjà écopé d’une amende de 1,8 milliard d’euros en mars 2024 pour entrave à la concurrence sur le marché du streaming musical – la troisième plus grosse sanction jamais décidée par Bruxelles contre une entreprise tech (Le Monde).

Dans sa décision, la Commission a notamment cité l’impossibilité pour Spotify et ses concurrents d’informer les utilisateurs iOS sur les possibilités d’abonnement hors App Store ou les prix inférieurs proposés ailleurs.

Entré en vigueur en mars 2024, le Digital Markets Act (DMA) impose aux “gatekeepers” (Google, Apple, Amazon…) des obligations de transparence, d’interopérabilité et d’ouverture. Objectif : mettre fin aux monopoles silencieux. Pour la musique indépendante, la promesse est claire :

  • Des plateformes plus ouvertes : les artistes et labels pourraient promouvoir leurs abonnements et boutiques hors de l’écosystème App Store, brisant ainsi le plafond de verre imposé par Apple.
  • Moins d’intermédiation : plus de liberté pour communiquer avec leur public et vendre leur musique sans commission étouffante.

Cependant, Apple a déjà réagi en créant de nouveaux obstacles : selon le Washington Post (mars 2024), la marque exige désormais une “taxe” de 0,50 € par téléchargement d’app sur l’App Store, même hors achat in-app. Le bras de fer ne fait donc que commencer.

La visibilité des artistes indépendants dépend largement de la neutralité des plateformes. Dans un système “fermé” comme celui de l’App Store, les plus petits restent souvent dans l’ombre, faute de moyens pour supporter les frais d’acquisition ou d’abonnement et pour investir dans la promotion directe. De plus, si les plateformes alternatives n’accèdent pas aux mêmes ressources ou fonctionnalités qu’Apple Music, leur développement et celui des catalogues indés en pâtissent.

Pour les auditeurs, le surcoût imposé aux abonnements augmente mécaniquement le prix de la musique ou réduit le budget alloué à la découverte de nouveaux talents, affectant de fait la diversité musicale accessible.

Ce n’est pas la première fois qu’un géant de la tech se retrouve dans le viseur des autorités européennes pour des pratiques jugées déloyales. Microsoft avait déjà été sanctionné en 2013 pour avoir forcé l’utilisation d’Internet Explorer sur Windows. Google a eu à payer 4,34 milliards d'euros en 2018 pour abus de position dominante via Android. L’expérience montre que, même après les sanctions, les grandes entreprises cherchent à contourner ou adapter les règlements à leur avantage, avec des effets mitigés sur la concurrence réelle (France 24).

Certains labels indépendants, comme Because Music ou Idol, militent pour une ouverture généralisée des plateformes et une réduction des commissions afin d’investir davantage dans la création et la mise en avant des artistes alternatifs. Des solutions décentralisées ou fondées sur la blockchain émergent aussi, mais restent marginales (Music Business Worldwide).

La bataille engagée par Bruxelles contre Apple sur le terrain du streaming musical a valeur de test à grande échelle pour l’ensemble de l’écosystème musical mondial. Si le Digital Markets Act tient ses promesses, une ère nouvelle pourrait s’ouvrir, où la diversité artistique et la créativité indépendante seraient défendues par des règles du jeu plus justes. Les prochains mois seront décisifs : ils diront si les plateformes accepteront vraiment de partager le terrain, ou si la régulation devra encore relever la voix.